Responsable: Salvatore Bevilacqua, responsable de recherche à l'IHM, anthropologue
Comité scientifique: Ralf Jox, IHM, et Francesco Panese, IHM & SSP-UNIL
Soutenu par: Fondation Leenaards
« Avec ma mère, les discussions à ce sujet sont difficiles, car elle dit en avoir souffert plus que moi! »[1]
Résumé
Ce projet, dont le titre complet est « Regroupement familial entravé et politique migratoire en Suisse romande (1960-1990) : une perspective intergénérationnelle et de santé », va à la rencontre de familles issues de la migration dont le statut juridique, ou d’autres contraintes liées à la Loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE), entravaient le regroupement familial pour les parents saisonniers, sous peine de sanctions allant jusqu’à l’expulsion du territoire de la Confédération de leurs enfants sans statut légal, nés en Suisse ou à l’étranger. Historiquement plus long, le phénomène étudié ici va du début des années 1960 à la fin des années 1980.
« Enfants du placard » cachés par leurs parents en Suisse ne pouvant se résigner à la séparation, enfants placés dans des institutions d’accueil, ou encore confiés à leurs grands-parents ou oncles et tantes dans le pays d’origine, nombreuses sont les personnes concernées qui sortent aujourd’hui à découvert pour témoigner d’un phénomène massif[2] et d’une souffrance longtemps tue, tant sur le plan individuel que dans le débat public. Dans un contexte où les recherches et publications sur le sujet demeurent rares ou très récentes[3], la demande d’excuses officielles réclamée en 2021 par l’association Tesoro auprès des autorités fédérales illustre bien ce « besoin de savoir et de mémoire »[4]. Inscrivant l’IHM dans ce débat académique et politique émergeant, cette recherche aborde l’impossibilité du regroupement familial comme une expérience « vulnérabilisante » ayant laissé des traces profondes, en termes de perception de soi, d’affects familiaux et d’effets psychosomatiques, chez les anciens enfants « illégaux » et leurs parents en ligne directe, la plupart très âgés aujourd’hui. Reposant sur une enquête qualitative de « récits de vie », l’étude décrypte les vécus de sujets représentatifs de ces familles issues de la migration à travers les formes communicationnelles (refoulement, déni, mutisme, mais aussi dialogue et résilience), abordées comme autant de stratégies d’adaptation qui participent à la construction identitaire des anciens « enfants de l’ombre[5] » et de leurs parents. Croisant les apports théoriques de l’anthropologie de la santé, de l’histoire des politiques migratoires et de la sociologie de la transmission de la mémoire familiale, ce projet participe à la production d’une histoire et d’une mémoire vivantes qui rendent compte d’un « traumatisme » collectif mal connu mais toujours opérant. En parallèle aux recherches[6] et aux initiatives citoyennes actuelles, il contribue ainsi à faire « sortir du placard », par l’éclairage des humanités en médecine, une mémoire historique et sociale douloureuse ainsi qu’un besoin de reconnaissance exprimé par les victimes de cette forme de « maltraitance institutionnelle ».
[1] Extrait de témoignage de Mme V., 62 ans, successivement confiée à ses grands-parents en Italie, cachée pendant une année et demie et placée dans une institution d’accueil de la région lausannoise dans les années 1960.
[2] Le chiffre de 10'000 à 15'000 « enfants du placard » pour les années 1970 a longtemps été évoqué, mais est largement sous-estimé, selon une quantification réalisée dans le cadre du PNR76 Assistance et coercition (Ricciardi 2022), atteignant, que pour le cas des Italiens, 50’000 enfants dans la période 1949-1975. En incluant tous les autres cas de figure d’impossibilité du regroupement familial, le total atteindrait, pour la même période et seulement pour les Italiens, le chiffre « étourdissant » de 500'000 (Ricciardi 2022).
[3] On citera notamment Marina Frigerio Martina, Bambini proibiti; storie di famiglie italiane in Svizzera tra clandestinità e separazioni (2012), et Toni Ricciardi, I figli degli stagionali: bambini clandestini». Studi emigrazione, vol.XLVII, no. 180, p. 872-886 (2010), et, « L'enfance niée en Suisse : perspectives historiques ». In: Blaise, N., Fois, M., Roblain, A., Dynamiques de formalisation et d'informalisation dans l'étude desmigrations (2019).
[4] Voir : Les «enfants du placard» exigent des réparations - SWI swissinfo.ch
[5] Titre du premier article paru en Suisse, dans la Tribune de Lausanne du 11 novembre 1971, d’Anne-Marie Jaccard, dénonçant l’existence d’enfants étrangers clandestins cachés.
[6] Il faut citer ici les travaux de Toni Ricciardi et Sandro Cattacin, à l’Université de Genève, et l’étude du FNS dirigée par la Prof. Kristina Schulz de l’Université de Neuchâtel : Une socio-histoire des gens qui migrent : Les « enfants du placard » (1946-2002).